vendredi 23 septembre 2011

L'ange et le diable

  "Quand l'ange a entendu pour la première fois le rire du diable, il en a été frappé de stupeur. ça se passait pendant un festin, la salle était pleine de monde et les gens ont été gagnés l'un après l'autre par le rire du diable, qui est horriblement contagieux. L'ange comprenait clairement que ce rire était dirigé contre Dieu et contre la dignité de son œuvre. Il savait qu'il devait réagir vite, d'une manière ou d'une autre, mais il se sentait faible et sans défense. Ne pouvant rien inventer lui-même, il a singé son adversaire. Ouvrant la bouche, il émettait des sons entrecoupés, saccadés, dans les intervalles supérieurs de son registre vocal, mais en leur donnant un sens opposé: Tandis que le rire du diable désignait l'absurdité des choses, l'ange voulait au contraire se réjouir que tout fût ici-bas bien ordonné, sagement conçu, bon et plein de sens.
  Ainsi, l'ange et le diable se faisaient face et, se montrant leur bouche ouverte, émettaient à peu près les mêmes sons, mais chacun exprimait par sa clameur des choses absolument contraires. Et le diable regardait rire l'ange, et il riait d'autant plus, d'autant mieux et d'autant plus franchement que l'ange qui riait était infiniment comique. 
  Un rire ridicule, c'est la débâcle. Pourtant, les anges ont quand même obtenu un résultat. Ils nous ont trompés avec une imposture sémantique. Pour désigner leur imitation du rire et le rire originel (celui du diable) il n'y a qu'un seul mot. Aujourd'hui on ne se rend même plus compte que la même manifestation extérieure recouvre deux attitudes intérieures absolument opposées. Il y a deux rires et nous n'avons pas de mot pour les distinguer."  (Milan Kundera, Le livre du rire et de l'oubli

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